Le grand tilleul du jardin allongeait l'ombre de ses branches au-dessus de la table mise et des fauteuils d'osier. Une brise chaude agitait mollement son feuillage. Ce dîner ne ressemblerait à aucun autre. Hannah avait disposé les assiettes avec soin. Pour l’occasion, elle avait sorti de la grande armoire du salon le service en porcelaine fine qui attendait patiemment son jour et chaque pièce avait été minutieusement sélectionnée, aucune tache ou bordure ébréchée n’aurait sa place à table ce soir-là. L’argenterie, appartenant à la famille depuis l’entre-deux guerres, avait été tellement frottée que ses doigts avaient noirci. Tout devait être parfait, l’anniversaire fêté était important. Hannah admirait son travail, elle avait consacré plusieurs heures de l’après-midi à disposer chaque objet sur la nappe, celle qui avait servi lors du mariage de ses grands-parents, blanche, impeccable, chaque pli avait été repassé. Il émanait de la cuisine un fumet d’herbes provençales, thym et romarin répandaient leurs parfums tandis que le tian cuisait lentement dans le four. Elle avait hâte de pouvoir partager les saveurs de ce plat, la spécialité de sa grand-mère qui lui en avait livré tous les secrets. Le vin, un Chablis Premier cru, harmoniserait avec subtilité toutes les saveurs du repas.

L’heure qui lui restait lui permettait d’aller chercher quelques fleurs pour composer un bouquet. Elle quitta la terrasse, traversa le parc par les allées de chênes jusqu’au potager que Dusan entretenait encore, puis se dirigea vers le carré de fleurs dont sa grand-mère avait tant pris soin. La saison des roses était passée mais elle trouva encore des hortensias, des dahlias, des asters et quelques feuillages d’eucalyptus dont elle allierait les formes et les couleurs. Elle regarda le hêtre, le plus haut du jardin, celui sous lequel elle s’était tant de fois réfugiée tant sa hauteur impressionnante la rassurait. Une léger brouillard s’emparait de sa cime, l’enfouissait dans sa douceur cotonneuse en même temps qu’il assourdissait les bruits alentour ; étrange brume qui abaisse le ciel et réduit le monde. Hannah profita de cet instant paisible pour inspirer l’air tiède de cette fin de journée, elle s’assit au pied de l’arbre, ferma les yeux, le temps suspendit alors sa course folle pendant quelques instants et elle s’apaisa en percevant l’écoulement du ruisseau qui longeait le parc.

Au loin, la Griaule, la maison de son enfance, dressait sa fière silhouette, massive, orgueilleuse, ses murs gris percés de hautes fenêtres barraient l’horizon. Sur la terrasse, à l’abri du tilleul, la table était prête.

Le soleil déclinait, en ces premiers jours de septembre les heures sombres arrivaient de plus en plus tôt, il était temps de revenir pour accueillir les invités.

Son père arriva le premier.

-Bonjour Papa, ça fait du bien de te voir ! Tu as encore rajeuni !

Un immense sourire presque enfantin rayonnait sur le visage de Jean. Hannah embrassa son père, elle reconnut son léger parfum de cèdre qui exhuma de ses souvenirs la tendresse de ses jeunes années.

- Ma chérie, comment vas-tu ?

- Fatiguée, il a fait trop chaud, quel été ! Pour réussir à trouver le sommeil, j’ai installé un matelas dans le salon, une des rares pièces qui soit restée fraîche, je n’étais pas si mal.

-Tu as bien fait, je me souviens y avoir passé de longues heures moi aussi, c’est le meilleur endroit de la Griaule ! Mais, quelle odeur délicieuse dis-moi, je sens que je vais me régaler !

Hannah semblait pensive désormais.

-Papa…Tu sais qu’il y a un coffre-fort dans la maison ?

-Non… Pas du tout… De quoi parles-tu ?

-Un soir, j’ai voulu décrocher un des tableaux du couloir et je l’ai découvert, j’ai essayé plusieurs codes et j’ai fini par trouver le bon ; c’était la date de votre mariage en six chiffres ! dit Hannah avec ferveur.

-Et…Mais… Tu as trouvé quelque chose à l’intérieur ?

-Oui…C’est un peu délicat Papa, mais c’est bien que tu sois arrivé le premier ainsi nous pouvons en parler : j’y ai trouvé une vingtaine de lettres, toutes décachetées, toutes adressées à la même personne.

-Ah oui ? Qui ? s’inquiéta Jean.

-Toi Papa.

Son père blêmit, recula d’un pas, ses yeux s’écarquillèrent.

-Sur chaque enveloppe, la même écriture, fine, régulière avec des boucles larges et effilées pour écrire ton prénom. Je les ai trouvées assemblées par un ruban, il m’a fallu plusieurs jours avant d’oser les ouvrir. Une fois ma décision prise, je me suis astreinte à lire une seule lettre par jour. Tu sais Papa, j’ai passé l’été seule ici, j’avais tout mon temps…

-Hannah, mais qu’est-ce que…

Jean s’assombrit, il tira un des fauteuils en osier et s’assit, ses jambes ne le portaient plus, son cœur battait à tout rompre. Le vent avait forci et quelques feuilles brunes tournoyaient désormais autour d’eux, la sécheresse de l’été avait déclenché un automne précoce.

-Papa, connais-tu… Adeline Courbet ?

-Mais…

-Papa ?

-Oui Hannah, je l’ai connue…Il y a longtemps…Avant de rencontrer ta mère, mais je ne l’ai jamais revue, c’est une vieille histoire…

-Apparemment, elle, ne t’a pas oublié Papa. Toutes les lettres t’ont été adressées ici, entre la première et la dernière il s’écoule environ quatre années, ce sont de belles lettres, elle t’aimait vraiment fort.

-Qui a ouvert ses lettres avant toi Hannah ? Qui les a cachées dans ce coffre-fort pendant toutes ces années ?

-Je ne sais pas mais d’après leurs dates, cela fait trente ans Papa, trente années qu’elles sont cachées derrière ce tableau !

-Je ne comprends pas,

-Regarde, Maman arrive !

Elsa portait sa jupe favorite, longue et fleurie, verte, orange et légère, le vent de cette soirée soulevait le tissu vaporeux. Une lumière diffuse auréolait ses cheveux.

-Bonjour Maman !

-Hannah, ma chérie, quelle bonne idée ce dîner ! Je t’ai apportée un clafoutis aux abricots, c’est toujours meilleur avec des cerises mais il n’y en a plus dans le verger, leur saison est passée. J’ai hâte que les mirabelles soient mûres, je te ferai des tartes, quoi de meilleur ?

-Merci Maman, je n’aurais pas imaginé un dîner à la Griaule sans ton clafoutis!

-Nous réunir tous pour cet anniversaire, quelle bonne idée, dit Elsa, je ne pensais pas que ce serait possible, seulement toi pouvait le faire. Et je vois que mon Jean est déjà arrivé !

Hannah regarda ses parents s’enlacer, un élan de tendresse l’envahit, toutes ces années passées ensemble avaient harmonisé leurs corps et leurs gestes, si bien qu’ils avaient fini par se ressembler. Jean tenait Elsa par la main à présent et Hannah contempla le soleil se coucher au-dessus de leurs paumes réunies.

-Je vois que tu as mis une quatrième assiette, constata Elsa, qui attendons-nous ?

-Daphnée, je l’ai invitée également.

Hannah avait convié sa meilleure amie. Filles uniques toutes les deux, elles se connaissaient depuis l’enfance et avaient partagé tant de bons moments à la Griaule qu’un lien fraternel les unissait.

-Assieds-toi Maman, je viens d’avoir une conversation avec Papa. Il faudrait que tu nous aides, c’est ta maison après tout, tu la connais par cœur.

Hannah, face à sa mère, se tenait droite avec l’assurance de ceux qui sont en droit de comprendre.

-Oui, bien sûr je connais la Griaule, j’y suis née, j’y ai grandi et vécu toute ma vie ! s’exclama Elsa.

-Maman, j’ai trouvé un coffre-fort, tu savais qu’il existait ?

Elsa avait tourné son visage vers la maison et ne semblait pas entendre sa fille, la Griaule dominait leur tablée avec élégance. Elsa frissonna de froid, ou de crainte, elle ne sut pas vraiment.

-Quel beau bouquet Hannah, dit-elle, et si tu me le permets j’y ajouterais quelques fines branches de chèvrefeuille, son parfum me grise délicieusement, je vais en chercher, il en pousse chaque année le long du mur du potager, j’espère qu’il en reste encore.

Elsa quitta la table, laissant sans réponse la question qui lui avait été posée, descendit les quelques marches qui menaient au parc et s’attarda un instant pour embrasser du regard toutes les couleurs de cette fin d’été. S’étendait devant elle une harmonie de verts, roux et bruns où s’attardaient les quelques touches flamboyantes des pétunias et des œillets de poète ; arbres et fleurs triomphaient ensemble en cette saison où la nature exulte. Aux parfums de sous-bois de ce tableau végétal, se joignait la brise humide de cette fin de journée ; avec les années, le crépuscule était devenu son moment favori tant il s’accordait à sa mélancolie. Tandis qu’elle s’approchait des plate-bandes, lui revenaient en mémoire toutes ces années passées à la Griaule, une vie, sa vie. Elle qui épousa Jean, le fils aîné de la ferme voisine, elle qui hérita de cette vaste maison dont elle connaissait le moindre recoin, elle qui dut veiller sur la bâtisse puisqu’il en était ainsi dans la famille ; chaque génération avait la charge d’entretenir cet héritage de pierre et il n’était pas question de le céder à un inconnu. Elle serrait entre ses dents le mors d’une tradition qui avait tenu les rênes de sa vie. A vivre ici sans ailleurs possible, elle s’était consumée. Elle qui rêvait encore certains soirs de parcourir le monde, elle qui aurait tant voulu embrasser la vie… elle qui aurait pu… elle qui aurait dû… Et puis…il y avait ces lettres ! Le silence environnant fit place en elle aux murmures de sa mémoire, les mots qu’elle avait tant lus se bousculaient désormais dans sa tête « Jean, Mon Amour, il faudrait que vous reveniez, pourquoi êtes-vous parti loin de moi, je voudrais être à vos côtés chaque jour, entendre battre votre cœur, vous respirer, toucher vos mains, caresser vos cheveux et vous aimer… » Aujourd’hui encore en les évoquant, chaque mot lui lacérait le cœur, ils retentissaient en elle tels un glas qui lui brisait l’âme… « Mon tendre ami, dites-moi que je peux encore espérer vous revoir, que le temps de la tendresse n’est pas terminé, qu’il m’est permis d’espérer vous retrouver… » Elle avait parcouru chaque lettre des dizaines de fois, encore et encore, espérant ainsi expier sa souffrance mais celle-ci n’avait fait qu’empirer et Elsa mourait chaque fois un peu plus, elle asphyxiait et se sentait devenir cadavre. Tous ces mots l’humiliaient, elle lisait dans ces lettres une passion qu’elle n’avait jamais ressentie à l’égard de Jean. Elle enviait la puissance d’un sentiment qui lui était étranger.

Il était temps de rejoindre Hannah et Jean qui l’attendaient, un verre à la main.

-Te voilà Maman, assieds-toi. Alors, ce coffre-fort, le connaissais-tu ? dit Hannah en arrangeant le chèvrefeuille fraichement cueilli autour de son bouquet.

Elsa inspira et répondit dans un élan :

-Bien sûr. Sans doute as-tu réussi à l’ouvrir alors parlons des lettres qu’il contient.

Le silence s’empara des mots d’Elsa, elle hésita à poursuivre son récit mais il était trop tard, les yeux d’Hannah et Jean étaient rivés sur elle.

-Quelques mois après notre mariage, les lettres ont commencé à arriver, le facteur les déposait lors de sa tournée. C’était en journée et Jean n’étais pas là. Je ne pouvais savoir de qui elles provenaient mais l’écriture gracile et le parfum fleuri qui en émanait trahissaient leur provenance ; ce ne pouvait être qu’une femme. A l’époque, je t’attendais Hannah, il ne me fallut pas longtemps pour me décider ; je lirais ces lettres. Tremblante la première fois, j’ai ouvert l’enveloppe et j’ai lu. Des mots…une tendresse…un amour…c’était magnifique. Les mois s’écoulaient, les lettres arrivaient, c’était un supplice. Ces mots m’ont entêtée, étouffée, broyée…

Elsa tremblait à présent, sa voix faiblissait et Jean la regardait, incrédule.

-Je t’ai aimé toute ma vie Jean, poursuivit-elle, j’ai été à tes côtés mais ai-je un seul instant ressenti cette passion-là ?

Elsa, les yeux embués, regardait son mari avec détresse, elle reprit :

-J’ai caché toutes les lettres dans le coffre-fort de la maison, espérant que le temps panserait la souffrance, mais il l’a amplifiée.

Jean l’interrompit, il ne pouvait se résoudre à croire ce qu’il entendait :

-Mais Elsa, tu ne m’as jamais parlé de tout cela, pourquoi ?

-J’avais tellement peur, peut-être t’aurais-je perdu si tu avais su que cette femme t’aimait encore ? Je ne savais pas qui elle était ni comment la trouver, et je n’ai jamais trouvé le courage de t’interroger. J’aurais tellement aimé que l’on quitte cette maison, que l’on parte loin mais c’était impossible, je devais veiller sur la Griaule. Alors, a grandi en moi un flot d’amertume et de rancœur, c’était tout ce que je pouvais faire Jean ; m’aigrir, je n’ai pas réussi à lutter contre cela. Un jour, j’ai entrevu la fin de mes souffrances, il fallait que cela cesse et …j’ai mis le feu.

L’effroi se lisait à présent sur les visages de Jean et Hannah.

Daphnée arriva un peu plus tard pour le dîner. Elle gara sa voiture sous un arbre, juste après avoir franchi le portail, le chemin qu’il restait à parcourir lui permettrait de reprendre ses esprits. Venir à la Griaule réveillait en elle une confusion de sentiments ; à la joie de retrouver son amie se mêlait l’effroi du souvenir. Dix années s’étaient écoulées depuis l’incendie qui avait ravagé la propriété et ce soir, Daphnée était invitée pour fêter ce triste anniversaire. Le jour du drame, Hannah était venue rendre visite à ses parents et, roulant sur la colline, face à la Griaule, elle avait vu l’immense fumée noire. Son cœur s’était emballé, elle avait accéléré et à mesure qu’elle s’était approchée, le nuage de cendres s’étaient densifié. La Griaule brûlait, elle se consumait dans une immense torche. Elle avait trouvé ses parents dans le parc, regardant leur maison, hagards.

Aujourd’hui, Daphnée avançait lentement sur le chemin, levant les yeux vers cette vieille dame de pierre qui avait repris vie depuis la tragédie, grâce à Hannah qui avait tout reconstruit. Elle longea la bâtisse, effleura son mur et sentit la tiédeur de la chaux sous ses doigts. Lorsqu’elle atteignit la terrasse, elle vit que la table était mise avec soin. Elle chercha Hannah du regard et l’aperçut dans le parc, assise au pied du grand hêtre. Elle approcha à pas lents, elle savait que la jeune femme vivait une journée éprouvante et il ne fallait pas l’effrayer.

-Hannah, je suis arrivée, tout va bien ?

Celle-ci se tourna vers son amie, des larmes inondaient ses joues.

-C’est Maman qui a mis le feu à la maison, lança-t-elle dans un sanglot.

-Quoi ? Mais non, pourquoi dis-tu cela ?

-Ils étaient là, tous les deux, Maman, Papa, je viens de parler avec eux, et Maman nous a tout raconté. Elle parlait de lettres que j’avais trouvées dans un coffre-fort !

-Mais Hannah ! Il n’y a personne ici, tu es seule, regarde ! Nous allons dîner toutes les deux, ne t’inquiète pas.

Tandis qu’elle lui parlait, Daphnée caressait le dos de son amie en un geste de réconfort.

Hannah reprenant ses esprits peu à peu, dit d’un filet de voix :

-Mes parents me manquent tellement Daphnée, fêter cet anniversaire sans eux est difficile. Tant d’années ont passé, j’ai pu redonner vie à cette maison mais eux ne sont plus là. Je crois que j’ai du mal à faire le deuil de mes parents… Je ne sais pas si j’ai rêvé ou rencontré leurs fantômes, murmura-t-elle pour elle-même.

- Viens, dit Daphnée, cette journée est trop dure pour toi, allons dans le parc chercher du chèvrefeuille, ta mère aimait tellement cela. Puis nous dînerons, j’ai senti l’odeur du tian en passant devant la maison, je vois que tu as inauguré ta nouvelle cuisine avec la recette favorite de ta grand-mère !

Le soleil était couché à présent et, pour les deux amies, il était temps de dîner, à l’abri du tilleul.

A L'abri du tilleul