Elle a dix ans. Wings, la chanson de Birdy, est sortie en 2013. Je m’en souviens très bien. C’était Chloé qui, cette année-là, m’avait offert l’album Fire Within sur lequel elle figurait. C’était sa chanson préférée. J’avais oublié que je possédais le CD. L’arrivée du streaming musical m’a fait oublier tant mes disques que leur lecteur. Aujourd’hui, alors que je vide mes affaires de l’appartement que je partageais avec Laurine, leur existence se rappelle à mon bon souvenir. Fonctionne-t-il encore, d’abord, ce maudit lecteur CD ? Je le branche et appuie sur le gros bouton « on ». Ça crachote. Ça tourne. La voix de Birdy est entrecoupée des différents grincements du disque dans la machine. Pas vraiment étonnant, après cinq ans de léthargie. De toute façon, l’heure n’est pas à la détente musicale. Je dois avoir terminé de rassembler mes affaires pour demain. Le camion de déménagement arrivera à huit heures précises. Les meubles sont à moi. Laurine a déjà remballé tout ce qui lui appartenait. « Je dormirai chez une collègue le temps de trouver autre chose », m’a-t-elle lancé avant de claquer la porte, la semaine dernière. C’est la dernière fois que j’ai entendu sa voix. Drôle d’ultime parole pour mettre fin à une relation de plus de neuf ans. Je regarde l’appartement où ne subsistent plus que mes meubles. Il était déjà fort grand pour deux, il me semble désormais gigantesque pour moi tout seul. Et surtout impayable. Voilà qui me condamne à déménager vers un logis plus petit. Dire qu’il y a quelques mois encore, Laurine et moi parlions d’acheter un appartement ensemble… C’est fou comme la vie change vite.

Et puis zut, après tout. J’ai toujours préféré nettoyer en musique. Puisque mon vieux lecteur CD semble aussi éprouvé que moi, j’en appelle à Spotify. Sunlight comes creeping in, illuminates our skin… Combien de fois ai-je écouté l’album que Chloé m’avait offert ? Pas tant que ça. Plus jamais après que j’ai arrêté de la voir, en tout cas. A l’époque, nous l’écoutions souvent. Chloé habitait la dernière maison de la rue, juste avant que commence la forêt. A l’école, nous étions deux à venir du même village. Chloé était tout ce que les autres filles de l’école n’étaient pas. Elle n’était pas populaire. Elle n’était pas intégrée. Elle était à la marge des autres élèves. Elle était ma meilleure amie. Je la connaissais depuis toujours. Dans notre minuscule village, elle était la seule personne du même âge que moi. Quand on avait six ans, on jouait à cache-cache ensemble dans les bois, derrière les champs du Flasch. Il s’appelait Raymond Flaschmann, mais tout le monde l’appelait le Flasch. Il n’avait pas très bonne réputation. Les gens le considéraient comme un paysan négligé. Il avait des champs de blé et de pommes de terre, et des prés où il faisait paître quelques vaches. Au premier abord, le Flasch était bourru. Il n’aimait pas la société. Cependant, il nous aimait bien, Chloé et moi. Quand on allait jouer dans la petite forêt derrière son champ, il guettait notre retour pour nous offrir un verre de lait de ses vaches, ou quelques groseilles de son jardin. Sa gentillesse avait attendri les parents de Chloé, qui avaient cessé de le considérer comme un vieux grincheux. La mentalité de mes propres parents était davantage complexe à changer.

Quand on a grandi, Chloé et moi, on a continué d’aller chez le Flasch, même si nous étions devenus trop vieux pour jouer à cache-cache. Malgré l’importante différence d’âge, Chloé s’entendait extrêmement bien avec lui. Comme le Flasch vieillissait, elle allait parfois chez lui sans moi, juste pour discuter. Elle lui faisait la lecture ou lui apportait des brownies qu’elle avait préparés. Les brownies de Chloé étaient succulents. Je pense que, jamais, je n’aurai l’occasion d’en remanger d’aussi bons. A douze ou treize ans, quand j’allais avec Chloé dans les champs ou dans la forêt du Flasch, nous nous promenions dans les bois ou nous allongions sur le sol. Nous discutions pendant des heures. Nous nous moquions de nos professeurs. Nous critiquions les idiots qui étaient avec nous en classe. Ce qui était particulier dans notre relation, c’était, qu’à l’école, Chloé et moi faisions comme si nous ne nous connaissions pas. J’avais mes potes. Des garçons. On aimait le foot. On était comme tous les groupes de copains de l’époque. Nous étions capables de passer la récréation entière à essayer, ensemble, de résoudre un Rubik’s cube, mais aussi d’être envoyés en retenue pour nous être battus entre nous. On avait l’âge où l’on voulait plaire aux filles. Moi, je voulais plaire à Laurine. Aucun ne voulait plaire à Chloé, qui était jugée trop grosse, trop laide avec ses lunettes, trop bizarre. Chloé semblait s’en moquer. Elle ne parlait qu’à quelques filles, essentiellement de l’année d’en-dessous, et cela semblait lui suffire. Les soirs, les week-ends, elle les passait avec moi. Les vacances, elle allait un mois chez sa marraine dans le Périgord, puis elle revenait au village, où l’on se retrouvait avec joie.

Le mois d’août 2013 fut, selon les souvenirs que j’en ai, magnifique sur tous les plans. La météo était radieuse. Chloé aussi. Wings venait de sortir. C’est dans la forêt du Flasch que j’ai découvert cette chanson. Nous avions quatorze ans. Chloé l’avait entendue chez sa marraine de chez qui elle venait de rentrer, et l’avait téléchargée sur son baladeur pour me la faire écouter. Elle disait n’avoir jamais entendu une chanson qui lui plaisait autant. Un jour, Chloé a demandé à son père d’imprimer les paroles. Armés d’un dictionnaire, nous qui apprenions l’anglais depuis deux ans avions passé un moment à traduire le texte, couchés en bordure du champ du Flasch. C’était un peu ridicule puisqu’on trouvait des traductions déjà faites sur Internet, mais Chloé et moi étions comme ça, nous aimions les mots et les défis. Une phrase m’avait particulièrement marqué : We danced on top of cars. Nous dansions sur le toit des voitures. Il y avait, au fond d’un pré du Flasch, un vieux tracteur abandonné. Jouant les matamores, j’avais essayé de grimper dessus pour danser sur son toit. Mon pied avait glissé, j’étais tombé et avais déchiré mon pantalon. Chloé avait rigolé et ma mère, une fois que j’étais rentré à la maison, m’avait offert une superbe engueulade, doublée d’un rappel sur les risques d’attraper le tétanos.

Quelques semaines plus tard, par une journée de fin septembre où il faisait encore très doux, Chloé était arrivée avec un sachet dans les mains. « Bon anniversaire », avait-elle dit. A l’intérieur, Fire Within. Sur la couverture, un énorme portrait de la chanteuse. A l’intérieur, un livret avec quelques photos qui montraient la jeune fille dans un champ. Pour moi, ce champ, c’était celui du Flasch, et Wings, notre chanson. J’ai écouté l’album, sans vraiment y adhérer. J’aimais juste Wings pour les souvenirs qu’elle commençait déjà à m’évoquer, et car c’était un cadeau de mon amie de toujours. C’était d’ailleurs la première fois qu’elle m’en offrait un, et je ne lui en avais jamais offert non plus à l’occasion de son anniversaire. Jusqu’à ce jour de mes quinze ans, notre présence mutuelle semblait être un présent suffisant.

Fin octobre, un garçon de ma classe avait organisé une soirée. Lui aussi fêtait ses quinze ans. Il avait invité énormément d’élèves de l’école. Pas Chloé. Mais Laurine. Ce soir-là, elle était plus jolie que jamais, dans sa robe blanche très sobre. Je n’aurais jamais osé lui parler si elle n’était pas venue d’elle-même. « On ne se connaît pas bien, nous deux ! », avait-elle lancé, pour démarrer la conversation. En effet, nous ne nous connaissions pas bien. Je savais qu’elle pratiquait de la gymnastique en club. J’avais lancé le sujet. Et puis, comme par miracle, la discussion avait pris. Nous nous trouvâmes rapidement des similitudes. Laurine était exactement comme je l’imaginais, ou plutôt comme je rêvais qu’elle soit. Elle était drôle. Elle avait les mêmes centres d’intérêt que moi : la bande dessinée, la musique, Hunger Games. Nous lisions les romans simultanément. « Tu t’entends bien avec Chloé, il me semble ? », avait-dit Laurine. Comment le savait-elle ? A l’école, personne n’était censé connaître notre amitié de village. Peut-être Laurine nous avait-elle vus une fois qu’elle passait dans notre rue, par le plus grand des hasards. Ou peut-être l’avait-elle senti. Je n’ai jamais posé la question. Je n’avais pas menti au moment de lui répondre. Je lui racontais mon amitié avec Chloé depuis sa genèse. Comment les deux seuls enfants du même âge de notre village s’étaient rencontrés et étaient devenus amis. Je ne fis pas mystère du fait que Chloé était une fille originale, peu intéressée par les relations sociales avec ses camarades de classe, mal à l’aise dans les grands groupes, n’accordant aucune importance au paraître et au qu’en-dira-t-on. « Elle a bien raison, avait dit Laurine. On s’ennuie souvent avec les gens « normaux ». Tu viens danser ? ». Je n’en revenais pas. La fille que j’avais rêvé d’inviter à danser venait de le faire. Je la suivis sur la piste. J’aurais aimé qu’il y ait un slow. Il n’y en eut pas. Mais au regard qu’elle me lançait, je compris que Laurine et moi devions nous revoir très vite.

Le lendemain était un froid dimanche qui annonçait le début des vacances de Toussaint. Chloé vint sonner chez moi et m’invita à la suivre. Pensant qu’elle voulait aller chez le Flasch en dépit du vent et de la température glaciale, je refusai dans un premier temps. « Mais non, on va chez moi », avait-elle dit. Lorsque nous arrivâmes, elle était seule. Je ne sais pas où étaient ses parents, mais la maison était vide. Chloé s’installa derrière son piano. Je savais qu’elle en jouait depuis de nombreuses années déjà. Elle se mit à jouer Wings, d’abord sans chanter, puis en rajoutant la voix. Elle ne chantait pas réellement bien, mais sa maîtrise du clavier était parfaite. C’était très émouvant. Quand elle eut fini, je l’applaudis, la complimentai, la remerciai pour ce moment. « Je l’ai apprise pour toi, dit-elle. Tu penses qu’on se mettra ensemble un jour ? ». Je la regardai, surpris, espérant avoir mal compris. « Mes sentiments ont changé, ou sont nés, je ne sais pas ». Je me tétanisai. Je la laissais poursuivre, cherchant la meilleure manière de lui briser le cœur. Quand elle arrêta de parler, elle vit mon air désolé et comprit d’elle-même. Elle ne pleura pas immédiatement. Elle se tourna vers le piano, rejoua quelques notes de Birdy, puis éclata en larmes. Je m’assis auprès d’elle sur le tabouret et la pris dans mes bras. « Tu restes ma meilleure amie », avais-je dit. Mais alors que je la serrais contre moi, je compris, ce jour-là, que je l’avais perdue.

L’automne s’acheva, l’hiver débuta. Je commençai à voir Laurine de manière inversement proportionnelle à Chloé. Nous officialisâmes notre couple fin janvier. C’était ma première copine, et je pense pouvoir dire que tout se passait merveilleusement bien avec elle. J’avais déjà l’impression d’avoir trouvé la fille qui me convenait, mais je suppose que tous les hommes pensent cela quand ils se mettent en couple. Chloé se fit moins présente dans ma vie. Nous fîmes encore quelques balades dans la forêt du Flasch, discutâmes encore à l’occasion, mais je sentais qu’elle souffrait à chaque fois que l’on se voyait. Fin mars, son père trouva du travail à l’autre bout de la Wallonie, et ils déménagèrent. Elle prit la peine de venir me l’annoncer personnellement, à la maison. J’étais abattu. Et inquiet pour elle. Elle qui était si mal à l’aise en public allait habiter dans une grande ville, changer d’école en cours d’année, dire au revoir à tout ce qu’elle connaissait. « Ça ira ? », avais-je demandé. « Ça ira », avait-elle répondu. Comme quelques mois plus tôt, je la serrai contre moi. « Je te souhaite que ça fonctionne, avec Laurine », avait-elle ajouté encore. C’est la dernière chose qu’elle m’ait dite.

Chloé n’était pas très « mail ». J’avais pris son adresse et avais essayé de lui écrire, mais elle ne répondait pas toujours, et quand elle répondait, ce n’était qu’à la moitié de mes questions. Avec le temps, mes courriels se firent plus rares. Je ne lui écrivais plus qu’une fois par semaine, puis une fois par mois. Enfin, je finis par ne plus lui écrire qu’à son anniversaire. En grandissant, nos échanges se limitaient à ces nouvelles annuelles qui n’entraient jamais dans les détails. Je sus à peine qu’à 18 ans, elle entama des études en langues romanes, à Liège. Quand je lui proposais d’aller la voir, elle ne donnait jamais suite. C’était son droit. Je me disais que peut-être lui avais-je fait encore davantage de mal que ce que je croyais, que peut-être souffrait-elle encore. Personnellement, j’étais parti à Louvain-la-Neuve étudier le droit, et Laurine, à Bruxelles, l’économie. Quand elle eut fini son master, elle trouva de l’embauche dans une grande entreprise de la capitale. Je pris alors un poste dans une étude notariale d’Ixelles, et m’établis enfin avec elle. Tout se passa bien, jusqu’aux événements de ces derniers mois. En fait, d’événements, il n’en fut guère question. La grande ennemie de notre couple fut la lassitude. Je ne pouvais rien reprocher à Laurine, et je ne suis pas sûr qu’elle avait beaucoup de griefs à mon encontre. Elle n’était juste pas faite pour moi, finalement, mais il avait fallu qu’on vive ensemble pour s’en rendre compte.

J’ai fini de rassembler mes affaires. Tout est prêt pour demain matin. J’arrête la musique. Tiens, un papier traîne encore sur l’étagère. Je m’en saisis. La nécrologie de Raymond Flaschmann. Je l’avais découpée à son décès, il y a sept ans. Je relis attentivement l’avis mortuaire. Je ne me souvenais pas que Chloé y figurait. Elle y est mentionnée comme sa « petite-fille de cœur ». Alors, pour la xième fois de la journée, je revois défiler les images dans ma tête. La forêt et les champs du Flasch, les parties de cache-cache, les verres de lait. Les brownies de Chloé, Wings, le tracteur rouillé. Ce week-end d’octobre 2013. Peut-être, s’il n’y avait eu cette soirée la veille. Peut-être, s’il n’y avait eu Laurine. Peut-être.

Les casseroles sont dans les cartons. Impossible de cuisiner quoi que ce soit. Je vais donc sortir manger en ville. J’avoue toutefois ne pas avoir très faim. Il fait chaud. J’erre dans ces rues que je connais trop bien, à la recherche d’un établissement qui attirerait mon attention. Rien ne me tente. Peut-être ne vais-je pas manger, après tout. Guidé par le hasard, je tourne à gauche sur la chaussée. Soudain, je me fige. A l’arrêt de tram, à dix mètres de moi, cette silhouette féminine. Je ne l’ai pas vue depuis plus de neuf ans, mais je la reconnaitrais entre mille. Elle a un peu maigri. Elle s’est coupé les cheveux. Elle ne porte plus de lunettes. Mais c’est elle, c’est sa posture, son allure. Elle est belle. Un homme attend à ses côtés. Il est beau lui aussi, il est grand, il la tient par la taille. Chloé pose sa tête sur son épaule. Le tram arrive. Je m’approche. Chloé monte dedans. Les portes se referment. Je la fixe. Ça y est, elle a capté mon regard. Elle a l’air plus que surprise. Je me surprends à rêver que les portes du tram se rouvrent, que Chloé en descend. Mais le véhicule se met en branle. Chloé me sourit, le même sourire qu’elle affichait il y a dix ans. Je lui réponds maladroitement d’un geste de la main. Elle sourit encore. Le tram avance sur la chaussée, devient plus petit, tourne à droite. Chloé disparaît derrière les bâtiments.

Elle a dix ans, Wings, de Birdy. Ce soir, j’en ai quatorze.