Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Clara apercevait au loin ses contours familiers et se récitait en boucle les conseils de son frère :

- ''Le mieux c'est de t'accroupir au bord du cercle, tu te jettes d'un coup, sans réfléchir. Une fois dans l'eau tu t'agrippes très vite à la glace de l'autre côté. Ne traîne pas, le froid pourrait te paralyser.''

La peur et la haine enflaient, s’emmêlaient, tricotaient une boule lourde, compacte au fond de son ventre. Clara ne se rebellait pas. Clara exécutait, toujours, docilement . A dix ans Clara n'avait qu'une obsession : survivre.

Au moment de sauter elle pensa plus fort encore à Adrien, il n'aurait pas peur, il saurait exactement quoi faire. Mentalement elle répéta chaque geste : se jeter, se hisser sur l'autre bord, quitter très vite ses vêtements, ses chaussures, ses chaussettes, les essorer, les renfiler et courir, courir pour ne pas geler sur place.

Le froid, insupportable, l'enserrait comme une armure de plomb, l'attirait vers le fond. Affolée elle coulait comme une pierre. Adrien! Elle paniquait, sa pensée se brouillait quand la voix de son frère se fraya un chemin dans sa tête : « Allez Cla, bats toi, bouge tes jambes, tire sur tes bras, te laisse pas faire, on s'en sortira ensemble, tous les deux, on l'aura ... » . Ses mains trouvèrent enfin la surface, elle se propulsa sur la glace. Ses doigts engourdis s’acharnèrent sur la fermeture de son blouson, tordirent son pull et son pantalon. De violents tremblements gênaient ses efforts, elle n'arrivait pas à retourner les manches, s'empêtrait dans les jambes rigidifiées de son pantalon, se battait avec ses lacets et malgré la lassitude qui l'envahissait, titubante, elle commença à marcher, accéléra sa course. L'air gelé brûlait ses poumons à chaque inspiration. Puis lentement la chaleur revint, sa respiration se calma, encore quelques minutes et comme toujours le calvaire prendrait fin.

Épuisée elle se retrouva enfin à son point de départ où Mathilde l'attendait, droite, impérieuse, visage fermé et bras croisés :

- ''Tu vois ma fille, avec un minimum de volonté on peut réaliser l'impossible, alors ne l'oublie plus jamais quand je te demande de faire quelque chose. ''

Tremblante la petite fille acquiesça d'un hochement de tête. Les yeux rivés sur ses chaussures, elle essayait désespérément de se réchauffer, de contrôler sa respiration. Elle savait d'expérience qu'un mot, un regard pouvaient déchaîner la colère maternelle et prolonger le supplice.

Le petit zodiaque familial était une promesse de retour au calme, à la maison , à son frère.

Adrien avait tout subi avant elle. A présent Mathilde ne l'enfermait plus que rarement à la cave et le laissait parfois libre de toute contrainte.

-''Allez monte, on rentre. Ton père revient demain, il est déjà très tard et tu as ton morceau à travailler, tu dois réussir cette fois !

Les yeux toujours baissés Clara cacha son soulagement et se posta à l'avant de l'embarcation, le plus loin possible de sa mère qui tirait sur la ligne de démarrage, surtout ne pas la contrarier. Malgré le froid perçant la fillette aimait ce moment où le bateau semblait voler sur les eaux, fendant miraculeusement la fine couche de glace qui en hiver couvrait la presque totalité du lac. Bientôt leur îlot serait visible. L'embarcadère puis la maison de bois entourée de sapins surgiraient au détour de Grande Île. La chambre d'Adrien serait encore éclairée, il savait qu'elle avait besoin de lui pour travailler jusqu'aux premières lueurs du jour.

Allongé sur son lit baignant dans un rayon de lune, Adrien guettait le bruit du moteur. Elles ne devraient plus tarder à présent, il était temps d'allumer la veilleuse pour sa petite sœur. Il entendit le bruit caractéristique des vaguelettes qui venaient mourir sur les pilotis du ponton, puis celui des manœuvres d'amarrage et enfin les pas des deux femmes sur les lattes en bois qui menaient à la terrasse. Il savait tous leurs gestes, les parkas et chaussures rangés sous la véranda, les vêtements gelés de Clara dans le lave linge, la serviette autour de ses longs cheveux châtains. Le tintement des tasses et le parfum douceâtre du chocolat chaud montèrent de la cuisine, puis brisant le silence s'élevèrent les premières notes, aériennes, poignantes d'une sonate de Chopin. Adrien se glissa sur le palier en haut de l'escalier ouvert sur le salon, s'assit contre la rambarde. Depuis son poste d'observation il pouvait surveiller sans être vu et détourner la colère de Mathilde quand elle devenait trop violente. A présent la mélancolie de L'Halleluja envahissait l'espace, le souffle d'Adrien était suspendu comme déchiré, happé par la douloureuse sensibilité de la mélodie, l'interprétation de Clara flirtait avec le génie. ''Her beauty and the moonlight overthrew you''... Un silence abyssal suivit. Il devinait les yeux baissés de sa sœur, ses mains posées sur ses cuisses, anxieuse dans l'attente du verdict qui mettrait peut être fin à sa longue journée de souffrance. Et le miracle se produisit: Mathilde tourna les talons:

-'' Va te coucher! Tu es meilleure que ton frère, je t'inscris au casting de la semaine prochaine, il va falloir travailler dur.''

Travailler dur...Adrien savait que cela impliquait des heures de gammes et d'enfermement, des punitions, des expéditions nocturnes, des privations à la moindre fausse note . La nausée le submergeait au souvenir de sa participation à l'émission TV pour jeunes talents de l'année précédente. Ce cauchemar l'avait tétanisé la veille de la finale. ''Burn out avait diagnostiqué le psychologue, repos obligatoire''. Mathilde s'était alors tournée vers la fillette et le calvaire de Carla avait commencé. Il se sentait coupable, il aurait du la protéger, s'il avait échoué à 12 ans comment ferait elle si petite, si fragile? Et si elle réussissait (elle réussissait toujours tout), ''meilleure que ton frère'' était ce possible ? Il fallait tout arrêter, maintenant!

La lune s'était cachée, quelques flocons tombaient. Éclairant à peine le jour gris qui commençait une fine couche de neige recouvrait le sol gelé. Adrien attendait. Debout face à la baie vitrée il contemplait le lac et l'incroyable paysage. Son îlot cerné de grandes îles couvertes de forêts de sapins était un paradis aux yeux des touristes et des visiteurs qui accompagnaient parfois son père lors de ses rares retours. Quant à lui l'isolement le rendait fou, les vacances d'hiver s'éternisaient, il avait hâte de reprendre les cours pour échapper quelques heures aux délires de sa mère. La vue d'un bateau qui approchait lentement, slalomant entre les parties gelées du lac interrompit ses réflexions. Empli d’appréhension le garçon suivait des yeux les manœuvres d'abordage de son père. A l'impatience de le revoir se mêlait l'angoisse de sa nouvelle résolution. Les récits bravaches de ses copains sur leurs affrontements avec leurs pères lui étaient étrangers. Il voulait tellement être le meilleur, le préféré, il était si fier quand ses parents lui concédaient un de leurs rares compliments. Pourtant c'était décidé il allait tour raconter, il fallait qu'Alex comprenne, qu'il soutienne Clara. Son ventre lui faisait mal, il dansait d'un pied sur l'autre, plus le temps passait plus sa détermination faiblissait. Il n'oserait jamais. Il jeta un dernier coup d’œil au dossier d'inscription au casting qu'il avait volé dans le bureau de sa mère et posé bien en évidence sur la table du salon. Son père avait interdit les cours intensifs et compétitions stressantes pour ses enfants, il n'imaginait pas que Mathilde faisait vivre un enfer à sa fille. Sa colère serait immense, les conséquences terribles. Adrien ne voulait plus décevoir sa mère. Son père toujours absent, la perspective de la pension et de la séparation d'avec Clara le paniquait. Au moment où la porte s'ouvrit il se précipita sur le dossier et le cacha dans son dos.

La soirée avait été agréable. Tout était simple quand Alex était à la maison. Un étranger aurait été attendri par ce cliché de bonheur familial: le feu crépitant dans la cheminée tandis que la neige couvrait le lac, le vin qui rendait ses parents gais et la conversation facile. Adrien sombrant dans une douce torpeur était un peu honteux d'avoir dramatisé la situation, heureusement il avait pu remettre le dossier à sa place sans éveiller les soupçons. Pas la peine de perturber toute la famille, il suffirait que Clara soit malade le jour fatidique, il en faisait son affaire, avec un froid pareil ce ne serait pas compliqué et semblerait naturel. Apaisé il sombra dans le sommeil.

Il était une heure du matin. Le silence enveloppait la maison. Le rai de lumière sous la porte de la chambre des parents s'était éteint. Le moment était venu, Adrien ne tarderait plus. Clara n'avait pas trouvé le sommeil, l'excitation à l'idée de cette nouvelle sortie nocturne la tenait éveillée. Un léger grattement retentit, le loquet s’affaissa, c'était le signal. La fillette glissa hors du lit, tâtonna à la recherche de ses vêtements et se faufila sur le palier où Adrien l'attendait. Les enfants descendirent sans bruit le grand escalier, évitant soigneusement les marches qui craquaient, se vêtirent à la hâte dans la véranda et firent doucement coulisser la porte derrière eux. L'intensité du froid les surprit, le ciel s'était dégagé pendant la nuit, se remplissant d'étoiles. La neige dure craquait sous leurs pieds. Ils enfoncèrent leurs bonnets, tirèrent bien haut les fermetures éclairs de leurs blousons. Clara hésitait, elle n'en pouvait plus de ces nuits glaciales. Mais c'était la dernière fois, Adrien avait promis, elle allait être malade et échapper aux longues séances d’entraînement.. S'échapper, faire des soirées pyjamas et des fêtes d'anniversaires comme les filles de l'école. Mais il faisait si froid cette nuit, elle était si fatiguée. Adrien sentant ses doutes la prit dans ses bras et la serra fort contre lui.

-''Allez viens Cla, c'est la dernière fois. Tu vas voir comment ils vont regretter, tous, de nous avoir obligés. Vont tellement avoir le seum quand tu seras malade, ils capteront que t'es pas si forte que ça.''

Il avait raison elle n'était pas si forte que ça. Même si elle savait tout au fond qu'elle était capable de gagner le concours, il avait raison, il valait mieux qu'elle arrête .Un peu réchauffés les deux enfants montèrent dans le zodiaque, tirant de toutes leurs forces sur les rames ils s'éloignèrent en silence. A bonne distance de l’îlot Adrien démarra le moteur et ils filèrent vers l’Île du Vent. Plein nord, tellement battue par le blizzard que même les sapins avaient renoncé à y vivre, l’île désertique était le territoire de jeu préféré de Mathilde. Les enfants en connaissaient les moindres recoins, de jour comme de nuit, par tous les temps, ils y avaient subi un entraînement sportif intensif . ''La peur et l'épuisement se dominent par la confrontation et la volonté'', le mantra de Mathilde était comme gravé dans leur ADN. Projetés par le courant vers les rochers qui bordaient la rive ils durent user de toutes leurs forces pour accoster dans les eaux glaciales de la petite baie et sauter sur le ponton. Après avoir attaché solidement leur embarcation ils traversèrent le lac gelé pour rejoindre l'excavation rocheuse abritant leur camp de base.

Courbé sous la violence du vent Adrien ne remarquât pas la fissure qui courait sous leurs pieds et dessinait une arabesque quelques mètres plus loin. Il était obsédé par son plan qu'il se répétait mentalement :

''On arrive au camp, on passe la nuit sans feu, sans bouger, sans se sécher. Demain tu auras la fièvre, ta toux va forcement être pire. On dira qu'on a voulu t’entraîner pour le casti...'' .Un craquement et tout avait basculé. ''T’es où Cla? Clara? CLARA ? CLARA … !! Tu coules à pic. Le froid soudain. Tu ne te débats même pas. Tes yeux s'agrandissent, étonnés de ne pas me trouver là et pourtant confiants. Les bras en croix tu descends. Tes cheveux t'auréolent. De petites bulles s'échappent de tes lèvres entrouvertes, remontent vers la surface. La lumière s'estompe, le froid s'installe.

Je ne vais plus tarder maintenant. Je te console toujours de ta peur du noir. Moi ton héros. Ton grand frère.

Tu respires mal. Tu suffoques.

Il faut que je me dépêche maintenant.

Tu descends toujours. L'obscurité s'intensifie. Le doute s'insinue, poison mortel.

Ton regard me fait mal. Je détourne les yeux.

Ton rire éclate, s'égrène dans l'air doux du printemps. Vive et dégingandée comme un poulain tu cours partout, prends tous les risques. Ton envie de survivre te couvre de bosses et d' égratignures. Sûre de toi, évidement je te protège de tout, toujours, même de la colère et des punitions de Mathilde. Légère tu poursuis les papillons, leur vol colore le champ de coquelicots.

Ton rire s'envole. Tu voudrais être l'un des leurs.

Tu touches le fond. Tout là-haut la glace se referme. La nuit est complète à présent.

Je ne viendrai pas. C'est sûr maintenant.

Tu ne comprends pas. Tu es oubliée. Abandonnée pour la première fois.

Ton regard s'éteint. Je ne respire plus''.

Figé au bord du trou béant Adrien ne voit pas le bateau qui se balance au loin sous le ciel étoilé, il s'imagine serrer sa sœur dans ses bras, la réchauffer de sa propre chaleur. Il sait pourtant sa trahison. Lancinante, la mélodie préférée de Clara les berce:

''But all I've ever learned from love

Was how to shoot somebody who outdrew you.

Hallelujah''.

L'ECHAPPEE